LES ACTES D’AFFRANCHISSEMENTS
Ecrire sa liberté
Longtemps, la liberté des esclaves n’a tenu qu’à une signature.
Dans les Antilles et la Guyane, les actes d’affranchissement représentaient bien plus qu’un simple document administratif. Ils incarnaient le passage de la servitude à la citoyenneté, de l’ombre à la reconnaissance légale.
Qu’est-ce qu’un acte d’affranchissement ?
Sous l’Ancien Régime et jusqu’à l’abolition de 1848, un acte d’affranchissement était un document notarié ou administratif accordant la liberté à une personne asservie.
Avant 1848, c’était le seul moyen légal de sortir de l’esclavage.
Rédigé par un notaire ou par l’administration coloniale, il précisait :
- le nom de l’esclave, son âge et son origine,
- le nom du maître ou du déclarant,
- et la motivation de la libération (grâce, récompense, rachat, filiation, ou volonté testamentaire)
Ces actes étaient signés, enregistrés et parfois publiés au greffe ou dans les registres paroissiaux. Ils donnaient à l’affranchi le droit d’exister juridiquement, de travailler librement, d’acheter des biens ou de fonder une famille légale.
Les différentes formes de liberté
Il existe plusieurs causes possibles aux affranchissements et de ce faits plusieurs appellations. Quelques indications concernant les diverses appellations rencontrées dans les actes ou documents.
Libre de naissance
Certaines familles étaient déjà libres avant la fin du XVIIIᵉ siècle.
Leurs descendants apparaissent dans les registres paroissiaux avec des mentions comme :« Françoise, mulâtresse libre de naissance, épouse Pierre, mulâtre libre de naissance »
Ces lignées, souvent issues d’un premier affranchi ou d’un affranchissement ancien, incarnent la continuité d’une liberté héritée.
Libre de droit
L’ordonnance royale du 16 juin 1839 déclara libres les enfants nés après la demande d’affranchissement de leur mère.
Étaient également “libres de droit” les enfants naturels nés d’un parent libre, les frères et sœurs d’enfants déjà affranchis ou encore les parents esclaves d’enfants libres. Ces dispositions amorçaient une émancipation progressive par filiation, reflet d’une société en mutation.
Libre de fait
Les “libres de fait” vivaient comme des libres sans reconnaissance officielle.
Artisans, cultivateurs ou domestiques, ils exerçaient un métier sous la “protection” d’un citoyen.
Ce patronage leur évitait d’être repris comme esclaves “en errance”.
Une ordonnance royale du 12 juillet 1832, arrêté local du 3 septembre « désirant notamment appeler au plus tôt à la liberté légale les individus…jouissant à divers titres de la liberté de fait« , stipulait « tout individu qui jouit actuellement de la liberté de fait, le cas de marronage excepté, sera admis à former, par l’intermédiaire, soit de son patron, soit du procureur du roi, une demande pour être définitivement reconnu libre« .
Des libres de fait existaient depuis longtemps. En 1791, par exemple, « inhumation de Marie-Christophe libre, non affranchie ».
Ceux qui bénéficiaient d’une sorte de liberté privée donnée par leur maître qui n’avaient pas souscrit à la procédure légale apparaissent parfois dans des actes avec des mentions telles que « sur le dénombrement de… » (ex en 1818) « sous la dépendance de… »(ex en 1821)
Cela peut entraîner des fluctuations de leur statut pour un même individu allant d’esclave à libre ou l’inverse jusqu’à l’affranchissement enregistré.
Pour le terme « patronné par… » cela ne signifie pas que la personne désignée comme patron soit le propriétaire mais il paie l’impôt pour éviter au non-affranchi mais libre de savane, libre de fait… d’être pris et vendu comme « esclave ».
Libre de savane
Ces hommes et femmes n’étaient rattachés à aucun maître.
Installés dans des zones rurales reculées, ils vivaient libres depuis longtemps, parfois sans acte officiel.
Certains furent régularisés grâce à l’intervention du procureur du roi.
Les “libres de savane” incarnent la liberté vécue avant la liberté reconnue.
Libre de rachat
La loi du 19 juillet 1845 autorise les esclaves ayant amassé un petit pécule à verser à leur maître le prix auquel une commission officielle les estime. Ils obtiennent ainsi leur liberté par rachat forcé. Si la somme recueillie par eux était insuffisante, elle pouvait être complétée par une subvention prise sur les fonds alloués par cette même loi.
Les esclaves seront habilités à recueillir toutes successions mobilières ou immobilières de toutes personnes libres ou non libres. Ils pourront également acquérir des immeubles par voie d’achats ou d’échange, disposer et recevoir par testaments ou par actes entre vifs.
Ces affranchissements par rachat forcé furent nombreux : ils traduisaient une liberté conquise à la sueur du front, fruit de l’épargne et du courage.
Dès lors, les nouveaux libres pouvaient hériter, acheter, transmettre et signer à leur tour. Une ordonnance du 1er mars 1831 supprimera la taxe d’affranchissement.
Liberté étrangère
Certains affranchis obtenaient leur liberté dans les îles voisines, Sainte-Lucie, Saint-Thomas, La Dominique, La Trinité espagnole, où la procédure était plus souple.
Ces libertés dites “étrangères” n’étaient pas toujours reconnues par l’administration française, mais tolérées dans les faits.
Les enfants nés de ces unions étaient parfois déclarés “libres de la Dominique” ou “libres étrangers”.
Exemple : « une mère, liberté de la Dominique, et ses quatre enfants : deux sont baptisés comme libres, le troisième comme esclave de sa mère, le quatrième comme libre de la Dominique ».
Liberté pour fait d’armes
Dès le XVIIᵉ siècle, certains esclaves obtinrent la liberté pour avoir servi militairement.
En 1666, le gouverneur de la Martinique arme un certain nombre d’esclaves pour défendre la colonie. Très vite l’idée de recourir à des esclaves pour assurer la défense des territoires coloniaux s’impose.
Mais si l’armement des esclaves donne des bras supplémentaires pour la protection des possessions outre-mer dans le même temps, il enlève des bras à la culture. Le service armé entraine à plus ou moins long terme, l’affranchissement.
Ce modèle se répéta, notamment pendant les guerres révolutionnaires :
En 1793, pour augmenter les effectifs, Rochambeau libère plusieurs soldats noirs pour “service militaire rendu à la patrie”.
Ces affranchis soldats, souvent oubliés, furent les précurseurs de la citoyenneté noire. Leur courage fit d’eux des hommes libres avant l’heure. Les Anglais occupant l’île l’année suivante confirmèrent les libertés signées de Damas et de Béhague, excluant celles de Rochambeau.
Les autorités françaises feront de même en revenant au pouvoir, mais finiront par les reconnaître discrètement vers 1830.
Les affranchis apparaissent sur le Bulletin Officiel de la Martinique (BOM) en 1833-1848. De 1840 à 1846, le Bulletin Officiel porte les lieux de naissance et de domicile des nouveaux libres
Un héritage à préserver
Les actes d’affranchissement, conservés dans les Archives départementales et reproduits dans le Bulletin Officiel de la Martinique entre 1833 et 1848, sont aujourd’hui des trésors d’histoire et d’identité.
Ils racontent, mieux que tout autre document, la lente conquête de la dignité humaine.
Pour Outremer Memory, ces textes sont la preuve écrite de la liberté conquise, et le témoignage d’une humanité qui, même enchaînée, n’a jamais cessé de se vouloir libre.







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