Oruno Denis Lara
Historien ,
penseur des Caraïbes
(1934-2022)
Enfance et origines
Né à Basse-Terre, en Guadeloupe, en 1934, dans une maison située rue Baudot face à l’océan, Oruno Denis Lara a grandi au pied du volcan de la Soufrière.
Ses parents, originaires des Grands Fonds de Sainte-Anne et du Moule, l’ont enraciné dans une identité guadeloupéenne profonde.
Son enfance, marquée par une éducation sévère et parfois violente, fut aussi une période de solitude studieuse : il fréquentait assidûment la bibliothèque municipale, où Mme Segrettier, la bibliothécaire, commandait régulièrement des ouvrages pour lui. Très jeune, il développa une passion pour la lecture et la philatélie, participant même à un club de collectionneurs de timbres le dimanche.
Héritage familial
L’histoire familiale d’Oruno Denis Lara est emblématique du destin de nombreuses familles guadeloupéennes marquées par l’esclavage, l’émancipation et la quête de dignité.
Sa trisaïeule Bertilde vécut dans la servitude jusqu’à l’abolition générale de 1848, qui mit fin officiellement à l’esclavage dans les colonies françaises. Cette date, symbole d’un basculement historique, représente aussi un tournant dans la mémoire familiale.
Quelques années plus tôt, en 1843, son fils Moïse Lara avait déjà obtenu sa liberté. C’est lui qui choisit le patronyme Lara, un nom chargé de résonances, probablement inspiré par des attaches ou des origines familiales venant du Venezuela. Par ce geste, Moïse ne se contente pas d’adopter un nom : il affirme une identité nouvelle, marque de sa volonté de s’inscrire dans une histoire réinventée et tournée vers l’avenir.
Moïse deviendra le père d’Oruno Lara (1879-1924), historien, écrivain et poète. Ce premier Oruno, grand-père du Dr. Oruno Denis Lara, fut un pionnier de l’historiographie guadeloupéenne, s’attachant à écrire l’histoire de son peuple à une époque où celle-ci restait largement occultée.
Ainsi, à travers Bertilde, Moïse et le premier Oruno, le Dr. Oruno Denis Lara hérite d’une lignée intellectuelle et militante, où la mémoire douloureuse de l’esclavage se transforme en un héritage d’écriture, de réflexion et de transmission. Cet ancrage familial lui donne non seulement une légitimité particulière, mais aussi une mission : poursuivre le travail de ses ancêtres pour éclairer la Caraïbe et offrir à son peuple les clés de son histoire.
Carrière universitaire et recherche
Historien reconnu, Oruno Denis Lara s’est imposé comme l’une des grandes voix de la recherche sur la Caraïbe, en la considérant non seulement comme un espace géographique mais aussi comme une construction historique, sociale et géopolitique.
En 1971, il soutient une thèse remarquée intitulée De l’Atlantique aux Caraïbes : Noirs marrons et révoltes d’esclaves aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Ce travail novateur met en lumière la résistance des esclaves et l’importance des communautés marronnes dans la formation d’identités nouvelles à travers l’espace atlantique. Il ouvre ainsi une voie encore peu explorée à l’époque : celle d’une histoire globale des révoltes d’esclaves et des circulations entre Afrique, Europe et Amériques.
Son parcours académique se déploie ensuite entre Guadeloupe, France, Afrique et États-Unis. Après avoir enseigné dans son île natale, il rejoint l’Université Paris VII, puis l’Université de Yaoundé au Cameroun, où il contribue à renforcer les liens entre recherches africaines et caribéennes. Plus tard, il est invité au Department of Black Studies du City College of New York, au cœur de la diaspora afro-américaine, où ses enseignements trouvent un écho particulier auprès des étudiants engagés dans la redécouverte des héritages africains et caribéens.
Actuellement, il dirige le Centre de Recherches Caraïbes-Amériques (CERCAM) à l’Université Paris X-Nanterre, structure qu’il anime autour de grands axes de recherche : mémoire de l’esclavage, panafricanisme, dynamiques culturelles et politiques des sociétés créoles.
Parallèlement, en 1982, il fonde en Guadeloupe l’Institut Caraïbes de Recherches Internationales en Sciences Humaines et Sociales (ICRI-SHS). Cet institut, pensé comme un lieu de dialogue et de production scientifique, a pour mission de donner à la Caraïbe une autonomie intellectuelle et une visibilité dans le concert mondial des sciences humaines et sociales. Ouvert aux chercheurs locaux et internationaux, il se veut à la fois laboratoire de mémoire, creuset d’idées et espace de transmission.
Ainsi, à travers ses travaux, ses enseignements et ses institutions, Oruno Denis Lara a bâti une véritable école de pensée caribéenne, contribuant à replacer l’histoire des îles dans une perspective mondiale, tout en affirmant leur singularité.
Oruno Denis Lara est décédé le 25 février 2021 à Paris. Il avait 87 ans au moment de sa disparition
Une vision originale de la Caraïbe
L’une des grandes contributions de Lara réside dans sa définition ouverte et dynamique de la Caraïbe. Pour lui, la région n’est pas seulement un archipel, mais un espace fluide qui peut inclure le Brésil, le Venezuela, le Mexique ou d’autres zones continentales voisines, selon les thèmes et les contextes étudiés.
Œuvres publiées (sélection)
Dr. Oruno Denis Lara est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur l’histoire coloniale, l’esclavage et l’identité caribéenne :
- Guadeloupe : Les propriétaires d’esclaves en 1848 (avec Inez Lara)
- Propriétaires d’esclaves en 1848 : Martinique, Guyane, Saint-Barthélemy, Sénégal
- La Naissance du Panafricanisme : Les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement au XIXᵉ siècle
- Caraïbes en Construction (1992)
- Capitaine de Vaisseau Mortenol (2001) et Mortenol ou les Infortunes de la Servitude (2001)
- Caraïbes entre Liberté et Indépendance (2002)
- La Liberté Assassinée (2005)
- La Colonisation aussi est un Crime (2005)
- Space and History in The Caribbean (2006)
Héritage intellectuel
Historien, chercheur et pédagogue, Dr. Oruno Denis Lara occupe une place singulière dans le paysage intellectuel de la Caraïbe.
Son apport dépasse la simple érudition : il a profondément enrichi l’historiographie caribéenne par une approche à la fois critique, ouverte et novatrice, qui redonne aux peuples de la région la centralité de leur propre histoire.
Héritier d’une dynastie d’intellectuels, il prolonge le chemin tracé par son grand-père Oruno Lara (1879-1924) et par son père, tous deux convaincus que la mémoire de l’esclavage et des luttes devait être transmise pour éclairer le présent. Cette filiation intellectuelle et morale confère à son œuvre une profondeur particulière : elle s’inscrit dans une continuité où chaque génération transforme la douleur héritée en savoir, en conscience et en force.
Dans ses travaux, la mémoire de l’esclavage est mise en regard des luttes pour l’émancipation, mais aussi de l’affirmation culturelle des sociétés créoles. En reliant ces trois dimensions, Lara ne se contente pas de raconter l’histoire : il la pense comme un outil de libération, un espace de dialogue entre passé et avenir.
Son œuvre s’inscrit également dans une perspective universelle. Pour lui, la Caraïbe n’est pas un espace isolé mais une zone carrefour, traversée par les influences africaines, européennes et américaines, et riche d’échanges qui la placent au cœur des grandes dynamiques mondiales. Cette vision ouverte permet d’inscrire les expériences caribéennes dans un récit plus large, tout en affirmant leur singularité.
Ainsi, en alliant rigueur scientifique, engagement politique et mission pédagogique, Oruno Denis Lara a contribué à faire de la Caraïbe non seulement un objet d’étude, mais aussi un sujet pensant, producteur de sa propre histoire et acteur de son destin.
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